ABSENCE


Chutney’s - Greek Middle Eastern Indian cuisine
Il y a vingt ans, à son arrivée à Brinktown, Missouri, Hassan a ouvert un diner oriental, comme il aime à l’appeler. C’était plus vendeur. Plus vendeur que « Hassan’s - Syrian restaurant ».
À cette époque, il était de bon ton de parler de Melting pot et la fusion culinaire d’un Moyen-Orient très étendu sous un label américain lui semblait un heureux mariage. Il avait donc ouvert la rubrique Necrology du Brinktown City News et était tombé sur Chris Chutney, mort d’une occlusion intestinale (ce qu’il ne comprît qu’après avoir découvert fortuitement la signification de « bowel obstruction »). Il avait opté pour Chutney’s. Chutney’s - Greek Middle Eastern Indian cuisine.
Ce fut l’un des plus grands succès (si ce n’est l’unique) que connut la petite ville de Brinktown dans les années 1990 ! Le parking ne désengorgeait pas. Hassan devint en quelques mois l’Arabe affable de la région. L’Arabe affable chez qui l’on peut manger de la bonne cuisine exotique, et pour trois fois rien, vraiment madame je vous le recommande.
Le hic, c’est que c’est bien moins vendeur depuis que l’Amérique a fermé ses frontières à l’Orient. L’orientalisme ne fait plus fantasmer les ménagères américaines de moins de cinquante ans car la fascination pour la nouveauté a laissé place à la peur de l’étranger.
Uncle Tom se délecte de KFC et le parking vide de Chutney’s demeure le seul vestige d’une abondance révolue.
Apolline Guillerot



Tableaux de Morphée
Vitesse.
Ils défilent à une allure folle, enragée, ces paysages qui ne sont plus que des traînées de couleurs peintes par les filaments de ma mémoire. Où vais-je ? Tous les paysages de train se ressemblent. Celui-ci est vert, aspergé de roses, je ne distingue rien d’autre. Par quoi a-t-il été effacé ? Le temps ? L’indifférence ? Il est remplacé par un autre, gris cette fois-ci, je crois distinguer une zone plus lisse, plus brillante, et là un mât, serait-ce le lac, déjà tout est brouillé, déjà le monde tourne, d’une célérité scélérate, étourdissante.
Chaos.
Tout n’est plus qu’une vague striée à la viscosité étouffante. Je lève les yeux vers le haut, la lumière blanche de cette après-midi d’août me frappe de plein fouet, autour de moi les arbres vibrent de façon assourdissante, mes yeux clos s’agitent et frémissent, et soudain la vitesse les éclate.
Mouvement.
Tout est flou, embué. Aucun détail. De gros flocons me troublent la vue, taches grises sur ma rétine déjà fermée au monde réel. Le jardin est enfoui, apaisé, sous ces points blancs obsédants. Tableau de gris calmes. Une émotion naît, légère, presque imperceptible, comme le flocon que je vois descendre vers mon front. Apparaît alors une brindille incandescente, oscillant sous les rafales, avant de disparaître aussi fugacement qu’elle était venue, dans son enveloppe orangée dentelée d’étincelles.
Arrêt sur image.
Mes yeux, objets patients, étaient à jamais ouverts sur l’étendue du paysage qui s’offrait à moi, un lac que les nuages coloraient de gris, une colline pelée et seule, les cailloux que j’avais lancés pendant mon enfance, manchots serrés les uns contre les autres. Enfin, à toute allure, ma bicyclette poussée par le vent passa devant la masse sombre et immobile, l’emportant avec elle. Tout s’effaça.
Alexine Conaut
Comme un manque
L’absence n’est pas une abstraction. L’absence se ressent. Mais c’est une émotion personnelle, c’est quelque chose qui imprègne l’être. L’absence est un ensemble de sensations. C’est un manque, c’est une introspection dans l’intimité de notre lutte, de ta mort mais c’est aussi une quête d’espoir.
L’absence, c’est la volonté de te rejoindre tout en sachant que tu résides désormais dans un lieu qui me sera à jamais inaccessible. C’est une voix que je n’entendrai plus, c’est un toucher que je ne sentirai plus, c’est une attente à jamais insatisfaite. L’absence, c’est aussi l’histoire d’une lutte pour maintenir un souffle de vie, une caresse au creux de mon oreille. Mais tout cela n’est qu’artifice.
Ainsi, bien que l’absence soit réelle, bien que tu ne sois plus là physiquement, une rencontre se crée à travers chacun de ces objets qui t’ont un jour appartenu : de la chaise à bascule qui désormais n’oscille plus que sous mon impulsion à ton portrait qui, accolé au mien, me renvoie à ton souvenir.
Je ne me débarrasserai jamais de la douleur que me suscite ta perte. J’ai l’impression d’avoir perdu une partie de mon histoire, mais ma propre existence me rappelle que, malgré ton absence, tu es encore là. Alors je tiens devant moi un petit chrysanthème blanc avec l’espoir secret de m’en débarrasser, afin de te faire revenir. Je ne veux plus avoir dans l’esprit ton image, accrochée à des câbles en plastique. Je ne veux plus simuler ton souffle. Car ce souffle de vie que j’essayais tant bien que mal de garder n’était qu’artifice, ta mort n’est qu’artifice, ton absence même devient artifice. Et bien que la sensation de ton toucher Et bien que la sensation de ton toucher sur mon front soit perdue à jamais, ta présence à mes côtés perdurera.
Marina Octavia




100 000 000 000 000 de cellules dans le corps humain.
Dis-le : cent billion de cellules dans le corps humain adulte.
Compte avec moi tous les zéros : un, deux, trois…cinq, six, sept…dix, onze, douze, treize, QUARTOZE. QUARTOZE ZEROS.
Des zéros magnifiques en rang d’oignon comme autant de faces sans visages, ou des bouches hurlantes.
Ce qui compte dans les zéros ce n’est pas le vide, mais la petite marque de démarcation, la courbe.
Avec un 1, qui traîne derrière, un trois fois rien qui fait toute la différence. De rien à un. Presse la pulpe de ton pouce contre chaque numéro, ressens les crevasses de ta peau alors qu’elle épouse la surface griffée.
Elle est juste ici ta substance, entre le vide et la rencontre, pense aux stries qui se quadrillent sur tes phalanges sèches, aux miettes que tu racles de tes ongles. Là, tu les sens les quatorze zéros ?
Les micromètres de tes cellules, pleines, présentes, partout, sur ton pouce et sur ta peau, jusqu’à la pointe de tes canines, est-ce que tu sens ces petites bulles qui bouillent, puis brûlent, puis disparaissent ?
Parfois tu n’es plus où tu trouves, à des années lumières de toi-même. Oublier son propre corps fait mal, ça creuse, la nuit ça racle ton cœur.
Cependant, ami, tonneaux de chair rose, souviens toi que les cercles ne sont pas vides mais pleins de rien.
Célia Sebbane


Corps vide à cœur plein
Elle est assise sur le bord du lit. Y a un morceau de ciel posé à côté d’elle. Ou bien un miroir. C’est tout ce que j’ai et tu peux la prendre. C’est ce qui m’a fait, mais tu peux la vendre. Si tu veux. Cette coquille vide.
Ou bien tu peux décider de lui faire prendre des rides, en y glissant ton corps, comme dans un pyjama. Je te la donne, elle est à toi. Y a plus rien dedans que l’espace de ton être, à toi maintenant d’y renaitre.
…
C’est pas de l’altruisme, c’est pas de l’abnégation. Pas ces mots épais sur la langue. Peut-être que c’est de l’amour. J’en sais rien. C’est peut-être pas, en fait. Un vrai vide, le creux d’un appel.
C’est un corps en puissance, une matière que j’aimerais que tu habites, toi qui n’as plus de chair, toi qui n’es plus qu’un désir lancinant et douloureux, toi qui ferais bon usage de mes jambes, de mes mains. Je sais que tu en prendrais soin, je te les laisse.
C’est tout ce que j’ai et tu peux la prendre. C’est tout ce qui m’a fait, mais tu peux la vendre.
Elle est pas usée. J’en ai pris soin pendant des années. Je l’ai gardée pour toi. Parce que ton essence mérite de demeurer quelque part, pas n’importe où, quelque part où on l’a aimée. Un endroit clos. Un endroit chaud. Cet endroit chaud peut être mon corps, cette silhouette que je ne veux plus habiter sans toi.
C’est tout ce que j’ai et tu peux la prendre. C’est tout ce qui m’a fait, mais tu peux la vendre. Si tu veux. Cette coquille vide.
Thimothée Dury
VOLUME
est une revue étudiante créée par les étudiants de l'École d'Architecture de Versailles.
Le magazine VOLUME est né de la volonté de promouvoir et de donner de la visibilité aux productions étudiantes des écoles d'art et d'architecture, réalisées hors du contexte scolaire.
Il est avant tout un support d’échanges, de réflexion et de dialogue entre pratiques, approches et horizons artistiques différents.
Fragments de productions collectés et réinterrogés les uns par les autres, ces relations sont autant de perspectives qui renouvellent et interrogent notre manière de créer.
L'Équipe Volume
WORKING ON : #13 REFUGE





